jeudi 10 octobre 2013

Entretien avec Christophe Soullez, directeur de l'ONDRP





Entretien avec Christophe Soullez
Propos recueillis par Thierry Novarese

Christophe Soullez a travaillé pendant une dizaine d’années dans des collectivités territoriales, où il a notamment été chargé des questions de sécurité et de prévention de la délinquance. Il est devenu en 2004 le Directeur de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP). L’Observatoire a la responsabilité d’analyser et de publier les données sur les crimes et délits enregistrés par la police et la gendarmerie ainsi que les statistiques judiciaires. Il est à l’origine avec l’INSEE des enquêtes de victimation permettant d’approcher au plus près les phénomènes de délinquance et de criminalité sur le territoire français. Son indépendance en fait depuis sa création un acteur majeur de notre démocratie.

Ce qui est frappant avec l’ONDRP, c’est que les statistiques puissent servir à ce point l’action démocratique. En confiant à l’Observatoire, un organisme extérieur, le soin de traiter les données des services de police s’ouvre la possibilité pour la démocratie de rencontrer la réalité de l’état de la criminalité. La parole politique, lorsqu’elle se porte vers la délinquance, s’en sert souvent comme d’un moteur permettant la crainte et créant la psychose. Le croisement des sources et le propos répété de l’Observatoire sur la défiance nécessaire par rapport aux chiffres et à leur utilisation fait qu’il est possible aujourd’hui de réfléchir sereinement. Connaître l’impact de la nationalité des auteurs sur certains types de délinquances doit permettre de comprendre les mécanismes de l’insécurité mais pourrait aussi inciter par exemple à faire intervenir des officiers parlant la langue des auteurs et connaissant les usages et la forme d’autorité qui convient, bref d’introduire de l’anthropologie dans le travail de la police.

TN   J’ai devant moi le Rapport d’information de l’Assemblée nationale d’avril 2013, qui traite du rôle des indicateurs dans le travail des forces de l’ordre et de l’Observatoire National de la Délinquance et des Réponses Pénales (ONDRP). Il y a 10 ans le même travail avait déjà eu lieu et concluait à la nécessité de la mise en place de l’observatoire que vous dirigez depuis. Aujourd’hui, ce rapport salue le travail accompli en même temps qu’il fustige ce que nous nommons rapidement « la politique du chiffre » dans le management policier. Peut-on dire que indicateurs ont pollué le travail policier ?

CS        Tout d’abord il faut rappeler cette évidence : si les indicateurs de la délinquance enregistrée ont été créés par l’ONDP les données reçues ne dépendent pas, elles, de l’ONDRP mais des services de police et des unités de gendarmerie. Elles sont issues de « l’état 4001 », l’outil d’enregistrement des crimes et délits commun aux deux forces.  Par ailleurs l’ONDRP n’a jamais pris part à la définition ou à la mise en œuvre de ce que vous appelez « la politique du chiffre ». Cette dernière relève des autorités politiques ou des administrations centrales. L’ONDRP assure l’analyse et la publication de données statistiques sur la délinquance dans une perspective de meilleure connaissance des phénomènes, selon une démarche propre à la statistique publique, mais n’est pas responsable de l’usage qui est fait des données par d’autres ou des politiques de management mises en œuvre au sein des ministères.
TN       Souhaiteriez-vous que l’ONDRP devienne  un service statistique ministériel ?

CS       Oui, s’il s’agit de d’inscrire plus avant nos travaux dans la statistique publique. Non si c’est pour faire partie d’un service statistique du ministère de l’intérieur. Car si l’Observatoire réintégrait le ministère de l’Intérieur, en tant que Service Statistique Ministériel (SSM), c’est à dire selon les statuts de l’INSEE, nous n’aurions plus l’indépendance que nous avons aujourd’hui. Combien d’études du ministère de l’Education nationale faites par le SSM n’ont pas été publiées ? Ces dernières restent souvent bloquées au niveau du cabinet, et il en va de même au ministère de la justice. Il semble que le gouvernement ait choisi de créer un SSM au sein du ministère de l’Intérieur tout en maintenant les missions de l’ONDRP. Il restera donc à définir les missions de ce nouveau service qui devra sûrement assurer des tâches qui n’étaient pas réalisées par l’ONDRP car il n’en avait ni les moyens ni les compétences légales. Il pourrait ainsi se voir confier la responsabilité de contrôler la qualité des données administratives et de contribuer à la réalisation de nouvelles bases de données comme le suggère le rapport de l’Inspection Générale de l’Administration remis au ministère de l’Intérieur en juillet. L’ONDRP poursuivrait ses missions d’étude et devrait sûrement renforcer ses analyses transversales sur la filière pénale. Reste la question en suspens de la communication sur les données de l’état 4001. Si demain celle-ci revenait au SSM le pouvoir politique reprendrait la main sur la communication institutionnelle relative aux statistiques de la délinquance enregistrée, alors qu’il l’avait perdu depuis 2004 ce qui a toujours été considéré comme un progrès important en termes de transparence. Il est peut-être dommage que l’ONDRP ne soit pas devenu un service statistique interministériel, permettant de travailler à la fois sur la police et la justice, ce qui n’existait pas encore, et qui aurait été assez novateur.

TN       Quel est le statut de l’ONDRP ?

CS       L’Observatoire est un département de l’Institut National des Hautes Etudes de la Sécurité et de la Justice (INHESJ), qui est un établissement public administratif placé sous tutelle du Premier ministre depuis 2010. Auparavant nous étions un sous tutelle du ministère de l’Intérieur. Notre indépendance se trouve garantie par le passage à cette tutelle de Matignon. Celle-ci se justifie par la volonté d’élargissement de nos thématiques à la justice et à la réponse pénale, à travers les statistiques judiciaires. Notre statut est donc un peu à part : nous ne sommes pas statutairement dans le système statistique public français mais nous avons essayé, depuis 2004,d’inscrire nos travaux dans le cadre de la statistique publique en respectant notamment le code des bonnes pratiques de la statistique européenne. Nos travaux sont présentés devant le Conseil National de l’Information Statistique (CNIS), où siègent d’ailleurs des organisations syndicales. Le responsable des statistiques de l’ONDRP est un attaché principal de l’INSEE, et nous avons trois autres statisticiens de l’INSEE qui sont détachés à l’Observatoire. L’originalité de l’ONDRP est de posséderun Conseil d’orientation composé d’une trentaine de membres dont certains proviennent de l’administration (environ une dizaine, qui appartiennent au corps des hauts fonctionnaires de la police et de la gendarmerie) et d’autres, les plus nombreux,  de la société civile (des parlementaires, élus locaux, journalistes, représentants des transports et universitaires). Ce Conseil a pour mission de réfléchir aux questions que nous devrions aborder et traiter. Il détermine les priorités d’études et permet d’échanger sur les méthodes et les dispositifs à mettre en œuvre afin d’améliorer la production de statistiques relatives à la délinquance. Il est aussi le garant de notre indépendance : les regards multiples permettent de croiser différentes visions et approches, et c’est une véritable richesse. C’est cela qui constitue aujourd’hui l’originalité de l’Observatoire.

TN       Vous recevez les statistiques renseignées à partir de ce que l’on nomme « l’état 4001 », qui est la nomenclature des services de police et de gendarmerie.

CS       Effectivement. Bien évidemment l’ONDRP ne produit pas les statistiques, et il n’en va pas autrement d’un service ministériel ou d’une autorité administrative indépendante. Les statistiques, dites policières, sont réalisées à partir des informations  enregistrées par l’agent qui va rédiger son procès-verbal suite à une plainte ou à la constatation d’une infraction d’initiative (infraction à la police des étrangers ou à la législation sur les stupéfiants). Il faut bien avoir en tête qu’il y aura toujours un biais humain : celui de l’agent qui va qualifier le fait, et cette influence de la qualification, de son choix, aura des conséquences sur les statistiques au niveau local, régional et national. Mais cela est vrai dans tous les pays du monde. Le facteur humain est important, et les pratiques professionnelles comme les sollicitations hiérarchiques impactent ce choix. La méthodologie liée à l’enregistrement est importante, mais l’ONDRP n’a pas de prise ou de contrôle sur la manière dont les fonctionnaires de police ou les militaires de la gendarmerie enregistrent les faits. Bien sûr, nous nous sommes rendus dans les commissariats et les gendarmeries pour voir et comprendre comment cette saisie s’effectuait et quels facteurs pouvaient justifier tel ou tel choix mais nous n’avons pas la possibilité de réaliser des inspections ou des contrôles de fiabilité. Ceci appartient aux inspections générales et peut être au futur SSM. Pour l’ONDRP ce qui est important c’est de toujours rappeler les limites et les contraintes de la statistique administrative et, bien entendu comme cela a été fait à plusieurs reprises, de mettre en exergue d’éventuelles ruptures de l’appareil statistique lorsqu’il a été constaté des pratiques professionnelles non conformes (taux d’élucidation supérieur à 100 %, report de certains faits d’un mois sur l’autre, impact de la modification des systèmes d’information dans la gendarmerie, etc.).

TN      Pouvez-vous nous dire quel a été votre parcours avant de devenir le directeur de l’ONDRP ?

CS       A la base je suis juriste. J’ai étudié le droit pénal à l’Université Paris II puis j’ai fait un DESS sur la sécurité à Paris V en collaboration avec l’INHSI (Institut national des hautes études de sécurité intérieure). Je suis aussi diplômé de l’Institut de criminologie de Paris. Mais j’ai travaillé en même temps que j’ai mené mes études. J’ai travaillé tout d’abord dans le milieu politique, comme attaché parlementaire d’un député à Asnières-sur-Seine, puis comme collaborateur de cabinet dans des assemblées territoriales de la région parisienne, où j’étais plus particulièrement chargé de suivre les questions touchant à la sécurité. Elu pendant quatre ans comme délégué à la jeunesse dans une ville de 70000 habitants avec des quartiers difficiles, qui étaient des plaques tournantes pour le trafic de stupéfiants, j’ai mis en place des activités en direction de la jeunesse. J’ai donc pu acquérir quelques compétences à travers une  une triple approche : académique de par mes études, « policière » par mes fonctions de liaison entre la police municipale et nationale et sociale dans mes fonctions d’élu, où je devais améliorer la prise en charge des jeunes par les services de la mairie. En 2004, après 10 années en collectivité, j’ai eu l’opportunité de prendre la direction de l’Observatoire au moment de sa création. Un ami, haut fonctionnaire de la police nationale, avec lequel j’avais rédigé plusieurs ouvrages connaissait mon souhait de travailler au sein du ministère de l’Intérieur et m’a proposé ce poste. J’ai dit oui immédiatement, car cela me permettait en même temps de travailler au sein du ministère de l’intérieur, avec une vraie appétence intellectuelle, mais aussi parce que cette création présentait une réelle opportunité et constituait un vrai challenge : construire dans un domaine sensible, en partenariat avec des administrations qui ne sont pas nécessairement connues pour être très ouvertes sur l’extérieur et très peu de moyens, un nouvel organisme qui devait s’imposer dans le paysage politico-médiatique. Tout était à faire, tout était à défricher. Au départ il est clair que personne ne croyait à l’ONDRP. L’administration pensait que c’était un gadget de plus et qu’il ne survivrait pas. D’autres étaient persuadés que nous ne parviendrons pas à faire collaborer et adhérer les directions générales de la police et de la gendarmerie. Les deux premières années ne furent pas simples. Mais, grâce à l’indépendance qui nous a été donnée, aux liens de confiance qui se sont créés, au pouvoir de persuasion d’Alain Bauer (l’ancien président du Conseil d’orientation) nous avons progressé petit à petit et nous sommes parvenus à convaincre sur nos méthodes et sur la nécessité d’une approche plus qualitative des statistiques de la délinquance. Nous sommes également très fiers, grâce à la volonté et la forte implication de l’INSEE, de la mise en place, depuis 2007, de l’enquête de victimation « Cadre de vie et sécurité ». La France est aujourd’hui un des rares pays à disposer d’un double dispositif d’appréhension de la délinquance : d’un côté les statistiques administratives et, de l’autre, les déclarations des victimes.  L’enquête mériterait d’ailleurs une plus large exploitation mais également qu’on en fasse un usage plus important dans la définition et l’orientation des politiques publiques de sécurité.  Comme c’est le cas en Grande-Bretagne notamment.

TN       Vous avez réussi à mêler travail universitaire et de terrain.

CS       C’est vrai que mon expérience est en partie liée au terrain : expertise de sécurité, relation police – population, institutions – jeunesse. En 1997, j’avais dans le cadre de l’institut de criminologie rédigé un mémoire sur les violences urbaines pour lequel j’avais passé trois mois en immersion avec les services de police des Yvelines. Trois mois de patrouille, de BAC (brigade anti-criminalité) de  nuit… Une expérience enrichissante et rare, car cette durée permettait d’obtenir une parole libérée de la part des fonctionnaires de police avec lesquels je partageais le quotidien. Je me suis parallèlement intéressé aux questions d’organisation policière.

TN      Ce passage du micro au macro, du territoire de la ville à celui de la nation s’est passé comment ?

CS       Cela n’a pas posé de problème. C’était même un souhait, car il me semblait avoir fait alors le tour des collectivités territoriales, et j’aspirais à un cadre national pour le travail et l’analyse de la sécurité. Cela  constituait une forme de prise de recul, permettant une approche plus distanciée. Le plus dur a certainement été le rapport à l’outil statistique lui-même. Car, avant mon arrivée à l’Observatoire, les statistiques étaient un outil dont je pouvais me servir sans une réelle maîtrise de celui-ci. J’ai donc dû m’imprégner de cette culture de la statistique publique. J’ai d’ailleurs souhaité rédiger certaines études  pour qu’en tant que responsable du service, je puisse mieux comprendre comment cela fonctionnait tant du point de vue de la méthodologie que de ses limites. Je souhaitais par ailleurs approfondir mon travail de connaissance des services de police et de leur administration, et créer un partenariat avec l’ensemble de ces acteurs, et enfin imposer dans le paysage politico-médiatico-administratif la présence de l’ONDRP.

TN       Le fait d’être au ministère de l’Intérieur sans être totalement policier semble être une chance pour l’institution et en la matière pour l’ONDRP.

CS       J’ai effectivement un profil un peu atypique par rapport au ministère de l’Intérieur et de ses grandes directions puisque je ne suis pas fonctionnaire. De fait, j’ai un tropisme qui fait que souvent des fonctionnaires de police s’adressent à moi en me gratifiant du vocable amical de « collègue ». Mais le fait de ne pas appartenir à un corps, de ne pas être policier, ni non plus administrateur civil, me donne une liberté de ton et une indépendance d’esprit incomparables qui bénéficient à l’Observatoire. Lorsque je m’exprime au nom de l’ONDRP, jamais je n’ai de rappel à l’ordre du pouvoir politique ou de l’institution policière, et ce quels que soient les cabinets. Au tout début de la mise en place de l’Observatoire, en 2004, les différentes directions de la police nationale n’ont pas pris pleinement conscience de la place qui devait être la nôtre, ni non plus de nos rôle et tâche. Notre jeune âge institutionnel et aussi le peu de personnel ont été pris comme la marque d’une institution facilement évitable ou manipulable. A l’époque, Alain Bauer, sensibilisé à cette exigence de liberté et d’indépendance pour l’Observatoire, avait rencontré le ministre de l’Intérieur en lui indiquant que si la collaboration pleine des services de police n’était pas acquise, l’Observatoire ne pourrait remplir ses missions  et l’objectif  même qui avait présidé à la naissance de l’Observatoire, c’est-à-dire la volonté d’un travail indépendant sur les statistiques de police et de gendarmerie,. L’appui du ministre de l’Intérieur fut alors décisif et, très vite, nous avons développé une relation basée sur la confiance dans le respect des prérogatives de chacun. C’est cela qui nous donne une grande légitimité, y compris au sein de l’institution policière : la possibilité pour nous de parler de tout, d’aborder des sujets en toute indépendance de traitement et de restitution. Lorsque j’interviens auprès des élèves commissaires de police, souvent ils se trouvent d’accord avec nos analyses, tout en sachant que ce n’est pas nécessairement le discours de leur administration centrale. Je crois que le fait de posséder des profils variés, et parfois atypiques, dans une administration, comme en tout autre lieu, est une chance pour les organisations et les entreprises. C’est malheureusement encore trop peu le cas au sein de notre système administratif.

TN       Patrick Laclémence émettait le souhait que l’Observatoire ne soit pas seulement un observatoire de la délinquance mais aussi des violences, pour séparer radicalement le travail sur la délinquance de la parole politique. C’est en un sens ce que vous avez fait en devenant aussi Observatoire des réponses pénales ?

CS       Aujourd’hui nous traitons toutes les formes de délinquance et les violences en font bien évidemment partie. Je suis très satisfait du travail accompli, et notamment de l’exploitation de l’enquête de victimation qui a permis de travailler sur des champs nouveaux, comme celui des violences faites aux femmes. Cela a été possible grâce aux compétences de plusieurs jeunes chargés d’études. C’était auparavant une thématique pour laquelle les données manquaient. Vous voyez ici l’une des missions de l’Observatoire, qui est aussi de répondre à une demande publique pour éclairer le débat sur les phénomènes criminels, et ce tant sur les caractéristiques des victimes que sur celui des auteurs.. Dans un autre domaine, les années à venir, avec l’apport des statistiques judiciaires,  devraient être particulièrement riches avec la possibilité de réaliser des études sursur le devenir des personnes mises en cause. Pour l’ONDP ce qui est primordial c’est d’avoir une approche multi-sources mais aussi de produire des études novatrices. Par exemple, nous avons publié il y a peu une étude sur les multi-mis-en-cause sur le département de Paris. C’était une première en France. La réalisation de cette étude, qui a pu être conduite grâce à la collaboration de la Préfecture de Police, a été complexe car l’exploitation des données est sensible- nous n’avons pas l’habitude en France de traiter la nationalité comme élément pertinent d’analyse – mais aussi car le traitement des bases de données a nécessité un vrai travail méthodologique. Plus d’une année de travail avec des résultats très différents : sur ces multi-mis-en-cause plus de 5 fois pour des cambriolages commis à Paris ou dans les départements de la petite couronne, nous trouvons plutôt des profils d’hommes majeurs et  pour 36 %de nationalité française. Si nous prenons les vols simples, nous sommes face à des profils différents, avec principalement des mineurs, de nationalité étrangère issus en majorité de l’Europe balkanique. Si nous prenons les femmes incriminées, elles sont pour la plupart mineures (à 95 %) et de nationalité roumaine. Ce sont des éléments d’information importants, qui devraient permettre, sinon d’orienter les réponses de l’Etat,  du moins la possibilité de prendre en compte les difficultés particulières de certaines populations et les mesures de protection adéquates selon les types de délinquances. Ces informations doivent contribuer à orienter les politiques publiques, à éclairer le débat public et servir de support de réflexion lors de la discussion de textes de loi.. Nous apportons une plus-value dans la réflexion.

TN       Qui décide des dossiers ou des études qu’il faudrait faire ?

CS       Un chargé d’étude peut proposer une étude, je le peux aussi, tout comme le Conseil d’orientation : c’est multi-voix.La seule limite est notre capacité de travail, le non plasticité de nos effectifs et, surtout la disponibilité et la qualité des données ! Une de mes collaboratrices a impulsé une étude sur les atteintes aux biens et aux personnes dans les stations-services. Elle a contacté les groupes pétroliers pour accéder aux données qu’ils possèdent en la matière. Ces données internes seront précieuses pour enrichir les statistiques de la police et gendarmerie, qui ne font pas état du type de commerce. Notre approche est bien est multi-sources.

TN       Vos objectifs ne visent pourtant pas à prévoir le crime ?

CS       En matière de criminalité, il est difficile de prévoir. Nous donnons des éléments d’analyse et de compréhension. Nous tentons d’établir des profils, nous permettons de mieux appréhender certains phénomènes et nous fournissons des éléments d’évolution. Alors, mettre en place des outils pour prévoir l’évolution des crimes semble bien impossible., La criminalité est un terrain complexe et mouvant avec, certes des cycles, mais aussi des surprises. Notre activité demeure limitée à cause de la faiblesse de nos effectifs et de la nécessité de produire des , études récurrentes qui s’ajoutent aux études plus complexes et donc plus longues. Très souvent le temps d’entrée dans une étude (avant même la production de tableaux et bien avant la rédaction) peut être très chronophage.  L’ONDRP est au carrefour de plusieurs institutions et assure finalement une posture assez diplomatique. Nous souhaitons contribuer à l’amélioration des politiques publiques de prévention et de lutte contre la criminalité en développant une meilleure connaissance de la criminalité, de ses auteurs et des victimes, tout en diffusant une information la plus complète possible en direction des citoyens et des institutions de l’Etat.
 copyright : "regards croisés", n° 7, Institut de Recherches de la FSU. 

mardi 8 octobre 2013

Reprise d'un article sur l'intervention française et américaine en Somalie - enseignements


    Analyse sur les différences d'approches lors d'un combat militaire et ses conséquences. Alors même qu'il s'agit ici d'une opération extérieure dans un cadre militaire et non policier on peut trouver des éléments pertinents pour les situations de guérillas urbaines ainsi que pour le management de crise. Il s'agit bien sûr d'un rappel sur la proximité indispensable du commandement et sur la connaissance nécessaire du terrain et des usages qui y sont présents. Je reproduis ici la totalité de l'analyse qui insiste sur le minutage de l'opération et plonge le lecteur dans l'action. 

On pourrait faire un parallèle avec l'opération "la lance de Neptune" qui mena à la mort d'Oussama Ben Laden l'auteur (membre des NAVY SEAL) démontre que la supériorité tactique provient d'une connaissance parfaite du terrain et de la présence de ceux qui ont pisté Bel Laden pendant 5 années avec l'équipe d'intervention. Ce qui implique que les Etats-Unis ont produit cette même analyse sur les conséquences d'un commandement trop éloigné du site des opérations. 


Mogadiscio 1993-L'Oryx et le Faucon noir     

En 1991, après l’effondrement de son Etat, la Somalie basculait dans l’anarchie avec toutes les conséquences économiques qu’une telle situation implique pour une population déjà misérable. L’année suivante, devant l’impossibilité pour les organisations humanitaires d’assurer un ravitaillement en vivres avec un minimum de sécurité, les Nations Unies organisaient une première opération militaire. Encouragées par son succès, elles décidaient, en mars 1993, d’aller plus loin en désarmant les seigneurs de la guerre et en premier lieu le plus dangereux d’entre eux, Mohamed Farah Aïdid.

Plusieurs opérations furent ainsi lancées en plein cœur de Mogadiscio contre son organisation, l’Alliance nationale somalienne. La dernière d’entre elles, réalisée le 13 octobre 1993, fut un fiasco bien connu grâce au livre de Marc Bowden, Black Hawk Down (« La chute du faucon noir ») et au film du même nom. Ce que l’on sait moins, c’est que quelques mois auparavant, en juin 1993, les Français de l’opération Oryx  avaient effectué, avec succès cette fois, une action similaire dans la même zone et face aux mêmes adversaires. Ce phénomène étant historiquement rare, il peut être intéressant, en excluant tout esprit cocardier, de comparer les deux opérations.

L’échec de la Task Force Ranger

Le 3 octobre 1993, un informateur somalien avertit la CIA qu’une réunion des membres éminents de l’Alliance nationale va avoir lieu vers 15 heures à l’hôtel Olympic dans le quartier de Bakara. Les Américains, indépendamment de l’ONU, décident d’y engager la Task Force Ranger, spécialement formée pour traquer Aïded, avec des Rangers, des commandos Delta Force et des hélicoptères des forces spéciales (Task Force 160), 400 hommes au total. Le mode d’action retenu est simple et reprend à l’identique ce qui a été fait au cours de six raids précédents. Soixante-quinze Rangers portés par quatre MH-60 Blackhawk doivent boucler la zone après être descendus par cordes (méthode dite de fast-rope). Simultanément, une vingtaine de Delta Force déposés par hélicoptères légers AH-6 Littlebirds doivent s’emparer des lieutenants d’Aïded. La capture effectuée, un convoi de douze véhicules Humvee  et camions est chargé de venir récupérer tout le monde et de les ramener à la base, située sur l’aéroport. L’ensemble de la zone d’action est survolé par des hélicoptères en appui.

A 16 heures, vingt minutes seulement après le début de l’action, vingt-quatre hommes ont été capturés et le convoi automobile arrive sur la zone. Tout semble donc se dérouler au mieux, hormis un stick de Rangers qui a été déposé au mauvais endroit et dont un des hommes s’est grièvement blessé en chutant de sa corde. Trois véhicules sont détachés du convoi pour lui porter secours. Au moment où ils veulent rejoindre la position Olympic, la situation bascule. Un déluge de feu et de roquettes antichars RPG-7  s’abat sur le convoi principal. Deux véhicules sont détruits et plusieurs hommes touchés. La confusion est totale.

A 16 h 20, le Blackhawk Super 61, en orbite au-dessus de la zone d’action, est atteint à son tour. Il s’écrase trois pâtés de maisons plus loin. Deux hommes sont tués et cinq autres blessés, dont le chef de bord, Cliff Wolcott, qui est encastré dans sa machine. Pour les secourir, une section de Rangers se fraye difficilement un passage depuis l’hôtel Olympic, tandis qu’une équipe de sauvetage est déposée par fast-rope sur la zone du crash. Tous se retrouvent rapidement encerclés par une foule où se mélangent femmes, enfants et miliciens armés. Autour de cette épave, les Américains ont, en moyenne, un blessé toutes les cinq minutes. Un deuxième hélicoptère a été touché dans cette mission de secours mais il parvient à revenir à l’aéroport.  Le général Garrison, commandant la Task Force Ranger, tente de secourir le périmètre de Super 61 avec le convoi automobile d’Olympic. Celui-ci, soumis à un feu permanent, est guidé par un avion de contrôle qui filme la zone d’action et sert de relais entre le convoi et le centre opérationnel. Il s’ensuit des décalages dans le guidage qui engendre des confusions. Bien que la distance soit faible, le convoi se perd dans le labyrinthe des ruelles. Un conducteur est décapité par l’explosion d’une roquette.

Au bout d’une heure, Garrison renonce et ordonne au convoi, de se replier sur la base avec les prisonniers et les blessés qu’il peut porter. Au même moment, à 16 h 40, un troisième hélicoptère (Super 64) est touché. Il va s’écraser un peu plus loin en cherchant à rejoindre l’aéroport, créant ainsi un troisième point à secourir alors que la seule équipe de sauvetage prévue a été engagée auprès de Super 61.

Un nouveau convoi est formé sur l’aéroport avec une partie du premier et des renforts du 2e bataillon de la 10e division (américaine) de montagne, élément de la Quick Reaction Force de l’ONU. Cette force, qui comprend vingt-deux véhicules légers, démarre à 17 h 45. A peine quelques minutes plus tard, elle est stoppée dans une nasse de feux et malgré une débauche de tirs, les fantassins américains ne peuvent progresser. Le convoi doit alors se replier dans des conditions difficiles. Il ne rejoint la base qu’après 19 heures. Entre temps, constatant la vulnérabilité de Super 64, deux tireurs d’élite de la Delta Force, en observation depuis leur MH-60, ont demandé à être déposés près de la carcasse. Ils espèrent tenir jusqu’à l’arrivée des renforts. Dès que leur appareil reprend de l’altitude, il est frappé à son tour et se « crashe » juste avant d’atteindre la base. Le convoi n’ayant pu franchir les barrages de feu, les deux tireurs d’élite luttent jusqu’à épuisement de leurs munitions puis sont submergés et tués. Le pilote de Super 64, Michael Durrant, est capturé. Lorsque la nuit tombe, il reste encore plus de quatre-vingt-dix hommes immobilisés autour de l’objectif initial et de l’épave de Super 61. Equipés pour une opération de jour ne dépassant pas une heure, ils ne disposent que de peu d’appareils de vision nocturne, souffrent de la soif et commencent à manquer de munitions.

La seule solution est alors un raid blindé mais seuls les Casques bleus pakistanais et malaisiens en possèdent. Les Américains sont donc obligés de demander de l’aide au commandement des Nations Unies mais pour réunir les blindés dispersés sur différents points et monter une opération cohérente dans l’imbroglio des différentes chaînes de commandement, il faut près de cinq heures. Ce n’est finalement qu’à 23 heures que s’élance la colonne de soixante-dix véhicules, dont quatre chars T-55 pakistanais et des véhicules blindés de transport d’infanterie malaisiens Condor (mais qui portent des fantassins américains). La progression est difficile et il faut encore trois heures de combat méthodique pour rejoindre les périmètres de sécurité. Deux véhicules Condor, égarés, ont été détruits dans cette action et il a fallu monter une opération secondaire pour les secourir. Dégager Cliff Wolcott de son hélicoptère et récupérer tous les personnels dispersés prend encore plusieurs heures et ce n’est finalement qu’au lever du jour que les derniers Rangers rejoignent une zone sûre, à pied derrière des blindés trop chargés pour les embarquer.

Le bilan est lourd. Dix-neuf soldats américains et un Malaisien sont morts, quatre-vingt Américains, sept Malaisiens et deux Pakistanais ont été blessés. Un pilote a été capturé et le soir même tous les journaux télévisés du monde diffusent les images des cadavres des soldats tués près de Super 64 traînés par la foule dans les rues de Mogadiscio. Deux hélicoptères ont été détruits et quatre autres sévèrement endommagés. Devant cet énorme échec médiatique, la réussite de la mission  et les centaines de miliciens abattus (et tout autant de civils) ne pèsent pas lourd.

L’intervention du groupement de Saqui

L’opération française prend place, quelques mois plus tôt, dans le contexte déjà très tendu de juin 1993. Le 5 juin, à proximité de la station de Radio Mogadiscio, un contingent pakistanais a perdu vingt-quatre soldats et l’ONU a demandé des renforts aux contingents français et marocains. Le 9 juin, les troupes françaises de l’opération Oryx forment un détachement sous les ordres du colonel de Saqui de Sannes, chef de corps du 5e Régiment Interarmes d’Outre-Mer (RIAOM). Outre une petite cellule de commandement (deux véhicules légers P4, un véhicule de transmission et un véhicule de l’avant blindé (VAB) avec un groupe de combat), le détachement comprend deux sections d’infanterie sur VLRA (véhicule léger de reconnaissance et d’appui), deux sections d’infanterie sur VAB, un peloton de trois ERC 90 Sagaie (Engin à roues Canon de 90 mm) et une section logistique. L’ensemble représente environ 200 hommes et 50 véhicules. La plupart des hommes sont des « marsouins », soldats professionnels en provenance de Djibouti. Les deux sections sur VAB et le groupe de protection sont cependant formés avec des appelés « volontaires service long » du 9e Régiment de chasseurs parachutistes (RCP) ou du 17Régiment de génie parachutiste (RGP). Le 17 juin, le groupement est renforcé par un détachement d’hélicoptères (deux Puma dont un avec canon de 20 mm, deux Gazelles antichars et une Gazelle non armée).

Dans la semaine du 10 au 16 juin, le groupement est engagé dans de multiples actions d’escorte et d’investigation. Le 16, il reçoit l’ordre de se placer en couverture le long de l’avenue du 21 octobre, à l’est des quartiers tenus par le général Aïded (et) qu’investissent les contingents marocains et pakistanais dans la matinée du 17. Leur action prend rapidement une tournure catastrophique. Le contingent pakistanais est stoppé et un de ses officiers est tué. De son côté, le bataillon marocain est encerclé par une foule de civils. Les officiers interviennent pour parlementer. Ils sont ainsi clairement identifiés par des snipers placés dans les bâtiments alentours et immédiatement abattus lorsque les civils s’écartent. En quelques minutes, le bataillon déplore cinq morts, dont son chef, et trente-cinq blessés, dont le commandant en second.

A l’écoute du réseau radio marocain, les Français prennent conscience de l’aggravation de la situation et se préparent à agir. Des tirs commencent à claquer dans leur direction, en provenance de deux grands bâtiments proches : la manufacture de tabac et surtout l’académie militaire. Les tireurs sont repérés mais ils utilisent des femmes comme écran mobile devant les fenêtres. Le colonel de Saqui ne veut pas engager ses sections dans la conquête de ces bâtiments alors qu’elles sont susceptibles d’intervenir à tout moment. Il ordonne donc aux ERC de mitrailler les façades en signe de détermination et ordonne aux sections de mener une action de « contre-sniper » avec leurs propres tireurs d’élite. Le rôle de ces douze hommes sera déterminant pendant toute la journée pour éliminer les miliciens sans toucher la population civile. L’un d’entre eux, après avoir abattu un sniper, a réussi à détruire ensuite l’arme de ce dernier alors qu’une femme venait la récupérer. Pour le colonel de Saqui, ce n’est pas seulement une question d’éthique mais aussi un moyen de préserver l’avenir en ne suscitant pas la haine de la population. Les Français gagnent ce premier duel et la menace est, provisoirement, écartée.

A 8 h 30, le groupement reçoit l’ordre de dégager le contingent marocain. Deux voies sont possibles, l’itinéraire sud est large et donc rapide mais il suppose de traverser la zone tenue par des Pakistanais rendus très nerveux par les événements récents puis de se mêler au contingent marocain. Le colonel décide de passer par le Nord, axe plus difficile mais qui permet d’atteindre un terre-plein d’où il sera possible d’appuyer le repli des Marocains. Le groupement est partagé en trois éléments. Le colonel ira sur le terre-plein avec le peloton ERC (lieutenant Carpentier), une section sur VAB (lieutenant Nivlet) et son groupe de protection (adjudant-chef Boulin), également sur VAB. Son adjoint, le commandant Bonnemaison, tiendra le carrefour au nord de sa position avec une section sur VAB (sergent-chef Martinez) et une section sur VLRA (capitaine Delabbey). La dernière section (adjudant-chef Grand) protégera le carrefour de départ et le soutien logistique, en particulier les deux véhicules sanitaires (capitaine Adani). Elle servira de réserve et de couverture pour le repli en fin de mission.

Les ordres donnés, le groupement déboule « à fond » dans les rues. La surprise est complète et il parvient malgré quelques accrochages, et une volée de roquettes RPG, à atteindre rapidement ses positions. Sur le terre-plein, le premier échelon se place en garde à 360 degrés. Situé en hauteur, il est en bonne position pour appuyer les Marocains, à 150 mètres de là. Les hommes d’Aïded se ressaisissent et reportent tous leurs efforts contre les Français. Des renforts arrivent du quartier de Bakara et les combats montent rapidement en intensité. Un tireur de précision du 9e RCP abat trois snipers en quelques minutes.

Le deuxième échelon, sur le carrefour, est encerclé par la foule et pris sous le feu des snipers. Un chef de groupe, à l’avant d’un VAB est blessé à la tête puis à la main. L’adjoint de la section, le traîne à l’intérieur du véhicule et parvient à la faire évacuer avant de prendre sa place à la tourelle. La foule se retire brusquement et laisse la place à des « technicals » (pick-up 4x4, équipés de mitrailleuse). Quatre roquettes de RPG ratent de peu les VAB. Deux « technicals » sont détruits à la mitrailleuse. La section sur VLRA, plus en arrière a deux blessés, dont un, le caporal-chef Lisch, touché à la tête. L’équipage de l’hélicoptère Puma, réclame avec insistance des objectifs pour son canon de 20 mm. L’adjudant-chef Grand, en troisième échelon, est violemment attaqué à son tour et demande de l’aide. La situation est très sérieuse.

Le colonel de Saqui, après quelques hésitations, refuse tout tir de Puma pour éviter un massacre dans la population, mais fait mitrailler les toits environnant le carrefour par le peloton ERC. Le commandant Bonnemaison, de son côté, prend la décision de s’emparer des baraques environnantes et en particulier l’ancien hôpital. Une trentaine de miliciens sont mis hors de combat dans cette action, sans perte française. A partir des positions conquises, les tireurs d’élite français prennent rapidement le contrôle des environs. La situation bascule alors lentement. Les miliciens d’Aïded se mettent à douter et commencent à craindre d’être encerclés à leur tour par une force dont ils surestiment le nombre. Ils se replient vers le Nord.

Vers 13 h 30, les Marocains peuvent enfin se dégager et les deux premiers échelons français les remplacent sur leur position. Le commandement de l’ONU en Somalie, reprenant espoir après ce premier succès, ordonne alors aux Français de fouiller l’académie militaire et l’hôpital général dans l’espoir de capturer Aïded. Une compagnie mécanisée italienne vient les appuyer. La fouille des bâtiments se fait sans réelle opposition. De nombreux miliciens blessés sont découverts à l’hôpital ainsi que de nombreuses preuves que ce lieu sous la protection de la Croix Rouge, a servi de base de feu. Les fouilles terminées, le colonel de Saqui ordonne le repli sur la position de l’adjudant-chef Grand puis le retour à la base de l’ONU. Habitués aux rations, les Français ont la surprise de voir l’ordinaire, géré par les Norvégiens, être évacué pour leur usage exclusif avec un bon repas chaud.

Tout au long de la journée, les Français n’ont eu à déplorer qu’un blessé grave et deux blessés légers. Il est difficile d’estimer les pertes adverses mais elles dépassent certainement la cinquantaine. Les pertes civiles, si elles existent, sont vraisemblablement minimes.

Différences d’approche

Plusieurs différences d’approche entre Français et Américains peuvent expliquer le contraste de résultats des deux opérations.

Le 3 octobre, le général Garrison commandait le raid depuis un Joint Operations Center (JOC). Il était relié à la zone d’opérations par trois hélicoptères OH-58 équipés de caméras vidéo et de divers moyens de communications high-tech. Le problème est que par ce biais il n’a pas du tout senti l’ambiance de la zone de combat. Les troupes au sol, de leur côté, attendaient que le général Garrison prennent des décisions. Elles ont donc fait preuve d’un certain attentisme lorsque les premiers combats ont commencé et laissé l’initiative aux Somaliens. L’abondance des moyens de communications, associée à une chaîne de commandement complexe, s’est révélée être un amplificateur de confusion.

Côté français, le « décideur » était présent au milieu des combats. Il avait donc l’appréhension directe de la situation et pouvait réagir immédiatement.

De plus, dans les années 1980, les Américains ont mis l’accent sur la planification et la formation de leurs états-majors. En revanche, rien n’a vraiment été fait pour encourager l’initiative des capitaines, lieutenants et, encore moins, sergents. L’écrasante supériorité des moyens américains, comme pendant la première guerre du Golfe, rendait cela inutile. En revanche, les cadres de contact français habitués aux micro-interventions, où une seule compagnie peut être engagée sur un théâtre lointain, sont beaucoup mieux formés à l’« intelligence de situation ». Outre une bonne expérience de l’Afrique, ils bénéficient de plus d’une bonne connaissance des lieux sur lesquels ils manœuvrent depuis une semaine. Chacun d’eux dispose de cartes et de photographies de la zone. Les hélicoptères les survolent en « anges gardiens » et les renseignent « en temps réel » (sans que l’information ne transite par un PC éloigné) sur les snipers, la présence de civils dans les bâtiments ou les mouvements de foule. Tous les véhicules français disposent de panneaux orange qui les rendent parfaitement visibles depuis le ciel.

On retrouve cette différence de philosophie dans la manière d’appliquer les feux. Les Français tirèrent en tout 3500 munitions légères (5,56 mm et 7,62 mm) et environ 500 12,7 mm. Ni roquette ni obus explosif n’a été employé. La consommation en munitions des Américains fut plusieurs dizaines de fois supérieure (au moins 120 000 cartouches sans parler de l’emploi massif de roquettes). Abattre un milicien demandait aux Français quelques dizaines de cartouches et plusieurs centaines pour les Américains. En réalité du côté français, les pertes ennemies ont presque toutes été obtenues « à coup sûr », soit par les fusils de précision FRF2, soit par FAMAS en combat rapproché. Les Américains, de leur côté, ont plus un culture de la puissance de feu. Le combat et l’entraînement au tir se résument souvent aux choix de cibles sur lesquelles on applique le maximum de feux. Les chefs de section n’ont pas de tireurs d’élite à leur disposition et les accrochages débouchent rapidement sur des déluges de tirs. Outre que la Task Force Ranger s’est retrouvée assez rapidement à court de munitions, cela a abouti, dans un contexte où tout le clan, avec femmes et enfants, assiste ou participe au combat, à des pertes civiles considérables. Ces pertes civiles ont fini par détruire la légitimité de l’action autant qu’elles ont entretenu la haine à l’égard des Américains depuis des mois, ce qui explique l’acharnement des Somaliens. De plus, dans un environnement urbain africain fait de pâtés de maisons en terre, les munitions lourdes et les roquettes percent facilement les murs et frappent donc parfois leurs habitants. Quant aux balles légères, elles ont une fâcheuse tendance à rebondir, ce qui accroît les risques de tirs fratricides.

Les Américains, à l’époque, ne sont pas habitués à manœuvrer en ville. Là où les Français ont su s’emparer de points clefs pour dominer la zone, comme l’ancien hôpital, les Américains sont souvent restés dans les rues. Ils y étaient d’autant plus vulnérables qu’ils ne disposaient pas de véhicules blindés. L’US Army de cette époque, et c’est encore largement le cas aujourd’hui, distingue nettement entre des forces fortement blindées, sur char M1 Abrams ou véhicule de combat d’infanterie M2 Bradley, et des forces très légères, disposant au mieux de véhicules non-blindés, Humvee ou camions. Outre que les énormes Abrams et Bradley n’auraient pas forcément été adaptés aux rues de Mogadiscio, ils ont surtout été écartés car constituant une signature « agressive » ne correspondant pas au profil bas souhaité par l’administration Clinton. La Task Force Ranger utilise donc des véhicules qui se révèlent tous vulnérables dès lors que l’action dure. Le groupement français n’est lui-même que partiellement blindé (VAB et ERC) mais cela suffit pour disposer de « sections béliers » pour pénétrer dans une zone et pour résister aux armes légères. En juin, les miliciens ont encore peur des hélicoptères et ne savent pas les affronter. En octobre, ils ont appris comment utiliser leurs roquettes antichars pour les abattre.

Tous ces éléments cumulés font que si Français et Américains bénéficient de la surprise initiale par la vitesse de déplacement, les premiers conservent l’initiative tout au long de la journée alors que les seconds subissent très rapidement les événements. En octobre, la surprise change de camp lorsque le premier hélicoptère s’écrase et les Américains ne sont pas entraînés à cela. Toute leur action reposait sur l’invulnérabilité de leur moyen de transport et ils ne disposaient pas de solution de rechange. Le 15 septembre pourtant, un hélicoptère avait déjà été abattu par roquette, sans provoquer pour autant de modification dans les modes d’action.

(...)  Constatons que la méconnaissance, sinon le mépris, du milieu humain dans lequel on opère conduit fatalement à des déconvenues et s’il faut retenir un seul aspect du succès des Français, c’est le respect dont ils ont fait preuve vis-à-vis de l’ingéniosité, du courage et des coutumes de leurs adversaires.

Michel Goya in La voie de l'Epée.