mardi 11 décembre 2012

Le langage dans la fabrique de la violence / 1

Le langage des jeunes :
Les Z.U.S (zones urbaines sensibles) possèdent des codes langagiers qui leurs sont propres. En ces lieux la violence est d’abord verbale, puis viennent les pierres. La violence symbolique (les mots) est donc le prélude à la violence réelle. Un commissaire de Police décrit ainsi l’utilisation du langage des jeunes préadolescents : « ils insultent avec des termes qu’ils ne comprennent pas, n’envisagent pas la teneur des termes ni la dangerosité de ce qu’ils disent, alors que ce sont des insultent pour celui qui les reçoit » : ce qui est ici notable c’est que la parole chargée d’insultes n’est pas comprise par celui qui la profère comme injurieuse, il peut s’agir d’un mode d’expression de son mécontentement lors d’un contrôle d’identité aussi bien que d’une communication considérée comme normale ou habituelle. C’est précisément cette capacité d’adaptabilité dont ne disposent pas ces jeunes, tant du point de vue du langage que du mode de réponse à une situation ressentie comme dérangeante. Mais pour le policier qui reçoit ces paroles il y a supposition d’une intention conscience ainsi que l’expression d’une agression portée à son encontre. Cette disparité dans l’appréciation du langage comme des faits de délinquances est la pierre de touche des tensions entre jeunes et policiers mais plus loin encore entre ces jeunes et la société dans sa plus grande composante. 


Le langage ordinaire renvoyant à des subtilités qui mettent en danger le jeune non assez doté linguistiquement pour répondre rapidement et efficacement il y a fabrication d’une sous-culture qui ne reprend pas les règles ordinaires de la communication. L’injure permettant aussi de mesurer un véritable pouvoir, celui de pouvoir mettre en dehors de lui n’importe quel adulte. Cette capacité à « exciter » l’adulte, à le rendre agressif à son tour est aussi la vérification que derrière la façade des conventions, derrière le vernis, les mêmes codes régissent le monde : violence et peur – force et faiblesse – leader et esclave. L’entreprise est alors dans la tentative de déstabilisation, de vacillement des valeurs, celui qui est en face est capable de violence, il est prompt à abandonner la bienséance pour la joute oratoire puis la force physique. Le langage joue ici un rôle de reconnaissance et de connivence pour les jeunes et d’exclusion pour les adultes (cela renvoyant certainement aussi à un monde où la place du jeune n’est plus acquise tant la concurrence symbolique est grande, de plus ces jeunes sont souvent malmenés scolairement et socialement, ils déplacent alors sur le terrain de la violence et de la force physique – seul sol où ils ne sont pas disqualifiés la concurrence et la performance dont ils sont soustraits ailleurs).  Le langage codifié des jeunes implique une structure inventive de la langue toute entièrement tournée vers l’insulte – donc ce qui dans une société policée est considérée comme précisément la sortie de la civilité et de l’urbanité. Il y a inversion de la codification : il n’est pas rare d’entendre lors d’échanges entres jeunes des insultes de « mondanité » : pour se saluer on entend couramment un chapelet d’insultes et d’insanités comme marqueur d’une affection mutuelle. Les propos racistes sont ainsi repris et détournés de leurs fonctions initiales : deux jeunes se quittant ainsi : « sale négro va en cours » et l’autre de saluer d’un signe de la main et de partir rejoindre sa salle de classe. 

intervention dans une cité marseillaise

Le sol de la perception classique de l’injure est donc troublé. Cette offense raciste ne l’est pas ou ne l’est plus : il faut retraduire le sens de la phrase à partir d’une compréhension situationnelle qui prend ici toute son importance. Il s’agit visiblement de deux jeunes qui se connaissent, leurs traits demeurent souriants et n’engagent pas de réflexes d’agressivités ou de courroux. Il s’agirait donc d’une situation normale d’échange. Mais ce qui se trouble à travers cet échange c’est aussi la valeur future que je dois accorder aux propos qui bordent mon  champ perceptif. Je dois abandonner l’idée d’une réaction stéréotypée à l’audition de tel ou tel vocable et me pencher sur mon expérience humaine pour décoder les rapports entres les personnes. Cette intelligence situationnelle est facteur de stress. L’autre piège étant dans l’adoption d’un langage similaire pour s’adresser aux jeunes, les propos que l’adulte profère sont marqués par une socialité différente, il porte avec le mot la charge symbolique afférente : ce que je dis je le pense, mon propos est élaboré, même et surtout, s’il est injurieux. La courtoisie est, elle aussi, impossible. En situation d’injure la réponse polie est marque de dédain et invitation au mépris (on se souvient de cet homme qui fut frappé à mort par des jeunes à qui il demandait « poliment » de s’écarter de son véhicule lors des « émeutes » de 2005. La politesse étant ici considérée comme le signe d’une volonté d’humiliation). De plus elle est rendue presque impossible pour les raisons mentionnées plus avant. La solution serait plutôt dans l’adoption d’une autre codification, celle d’un langage technique qui permet la neutralisation de la violence d’abord chez le policier, ensuite par effet d’incompréhension chez le jeune. 

 

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